Ce qui est très intéressant dans cette histoire racontée par Jésus que l’on appelle la parabole du Fils prodigue, c’est que Jésus ne l’appelle pas la parabole du fils prodigue. Il commence par dire : « Un homme avait deux fils. » On pourrait donc l’appeler « L’histoire des deux fils » ou « des deux fils perdus ».
Rembrandt dans sa peinture tellement connue attire l’attention sur le Père. Il prend dans ses bras son fils retrouvé et en zoomant sur les mains du Père, on remarque l’une féminine, l’autre masculine. Mais un personnage se tient à l’arrière. Il est dans l’ombre dans un coin comme s’il n’était qu’une ombre dans l’histoire, mais en fait il est aussi un personnage central de cette histoire. D’ailleurs dans l’Evangile de Luc où nous est rapportée cette parabole, le public visé ressemble à s’y méprendre au fils ainé… Cette parabole s’adresse à tous ceux qui ressemblent à ce deuxième fils un peu dans l’ombre. C’est un type sans histoire jusqu’à ce que son petit frère fasse toute une histoire, et là le fils ainé commence aussi son histoire. Et en fait son histoire n’est pas si différente que celle de son frère. C’est ce que nous allons voir ensemble.
C’est l’histoire de deux fils qui cherchent le bonheur ou du moins à justifier leur existence… mais de manières différentes.
Le fils cadet cherche le bonheur par l’accomplissement personnel, par l’usage intensif de sa liberté. Il a envie d’expérimenter le monde, de se faire une idée de ce qu’il peut y faire. Il veut jouir pleinement de sa liberté, de son auto-détermination. Certains prenaient cette voie-là à l’époque mais aujourd’hui ils sont très nombreux. Des hommes et des femmes qui pensent qu’il ne faut accepter aucune restriction morale ou autre et faire sa vie comme on l’entend, faire le maximum d’expériences, sans tenir compte des conventions, et encore moins de la tradition ou du quand dira-t-on. Des personnes qui veulent se dégager du poids de la communauté. Tout ce qui peut entraver cette liberté sera retiré ou relativisé… Freedom ! Les babys boomer s’y retrouvent assez bien avec leur grand-prêtre, Michel Onfray. Le fils cadet demande l’héritage et il s’en va sur la route jouir de sa liberté. Et mener grande vie… (v. 13), pas une petite vie, serrée, contraignante, faite de soumission et de devoir, non une grande vie.
Et puis, il y a le fils ainé, lui aussi cherche le bonheur, mais de manière différente, lui a choisi la voie de la rectitude morale. Il veut faire ce qui est bien, ce qui est attendu par la communauté, la société, la tradition, il veut faire son devoir. Une phrase qu’il prononce quand il se met en colère à la fin de l’histoire est révélatrice : « Jamais je n’ai désobéi à tes ordres » (v. 29). Sous-entendu, j’ai toujours obéi, j’ai toujours fait ce que l’on attendait de moi. Ma chambre était bien rangée, j’ai toujours été propre sur moi, je n’ai jamais fait de vagues, mais j’ai surfé sur la vague de rectitude morale. A l’époque, ils étaient très nombreux à suivre cette voie de la rectitude morale comme voie du bonheur ou du salut. Les pharisiens par exemple. Peut-être un peu moins aujourd’hui mais ce n’est pas si sûr. Nombreux sont ceux qui mettent les standards moraux très haut dans leur échelle de valeurs. Ils défendent les valeurs justement, les valeurs judéo-chrétiennes, les valeurs de la république.
Vision du monde et de la solution
Ce qui est intéressant c’est que la vision du monde change selon le « camp » où l’on se trouve. Pour les fils ainés, le monde tournerait mieux si tout le monde suivait cette voie de la rectitude morale. Pour ceux-là, le problème dans ce monde ce sont les gens qui n’ont pas de morale, et la solution ce sont les gens qui ont de la morale. Mais inversement, pour le club des fils cadets qui ont choisi la voie de l’accomplissement personnel, le problème dans le monde ce sont ces moralisateurs de première, qui vous mangent toute la liberté, ce sont eux le problème et la solution au problème de ce monde ce sont eux-mêmes, les progressistes, les libertaires…
Je dois à Timothée Keller ce développement mais je l’ai trouvé très pertinent. Il pourrait même peut-être nous aider pour décrypter la question des Giles jaunes. Est-ce à dire qu’il faut diviser l’humanité entre deux catégories ?
Oui et non, oui, parce qu’il s’agit, c’est vrai, de deux voies qui sont bien représentées dans l’humanité. On sent bien qu’un grand nombre de personnes ont des prédispositions pour l’une ou l’autre de ces catégories. Naturellement on se sentira attiré par l’une ou l’autre de ces voies, selon notre vécu, notre éducation et un certain nombre de facteurs.
Mais non, parce que personne n’est complètement dans l’une ou l’autre catégorie. On peut même passer de l’une à l’autre selon les saisons de la vie. Après avoir cherché du côté de l’accomplissement personnel, on revient à celui de la rectitude morale, « on se range » dit-on. Mais le contraire est aussi vrai, après avoir essayé la rectitude morale, on passe à l’accomplissement personnel, et on dit qu’ « il ou elle fait une crise de 30 40 ou 50 ans »…
Pourquoi passe-t-on de l’une à l’autre ? Parce que toutes les deux ne mènent pas là où elles étaient censées nous, c’est-à-dire au bonheur ni à l’accomplissement de soi. Toutes les deux sont quelques part des échecs ou des ratages de vie et des ratages de cible. Et j’utilise ce mot parce qu’il s’agit de l’ étymologie grec du mot « péché ». Ce mot qu’on n’aime pas trop utiliser parce qu’il est trop chargé. Mais le péché, c’est rater la cible de la relation avec Dieu en empruntant des trajectoires qui ne mènent nulle part. Et Jésus veut insister là-dessus. Celle du fils cadet ne mène nulle part, c’est assez évident, mais aussi et c’est un peu moins évident, celle du fils ainé. Ce sont des voies de péché dans le sens où elles ne mènent pas vers une relation apaisé avec le Père. Pour la bonne raison que toutes les deux sont également des voies que l’on se construit soi-même, d’auto-revendication, soit de sa liberté, soit de sa moralité. Ce sont des planches de salut qui ne vous font pas rebondir… comme un plongeoir mal entretenu sur lequel on glisse. Et c’est pour cela que l’on peut appeler cette parabole l’histoire des deux fils perdus, ils le sont tous les deux, l’un dans son désir de s’accomplir lui-même, l’autre dans sa rectitude morale.
C’est l’histoire de deux fils frustrés et perdus loin de Dieu
Ils sont perdus, ils sont frustrés et ils sont loin de Dieu. Le fils cadet, parce qu’il a demandé son héritage : « Donne moi ma part d’héritage, celle qui me revient… » (v. 12) et qu’il est parti pour le dépenser en menant grande vie. Il est bien le fils prodigue, c’est à dire dépensier. On peut noter que ce fils rebelle veut les biens du père, mais pas le père ! Il prend le fric, les bénédictions et il se tire. Il veut l’argent du père, mais pas le père. Il est loin du Père.
Et puis il y a le fils aîné qui est resté à la maison. Il a obéi en tous points à son père toute sa vie. Il a fait ce qu’il fallait, mais est-il plus proche du père pour autant ? La réponse qu’il fait à son Père montre l’état de son coeur : « Cela fait tant et tant d’années que je suis à ton service (…) Et pas une seule fois tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer… » (v. 29). Là apparaît toute la frustration de ce fils ainé et toute la distance par rapport à son père, toute sa rébellion refoulée. Ce n’est pas simplement de la jalousie par rapport à son frère, mais une véritable révolte contre son père. Ce qu’il est en train de dire c’est que puisqu’il a toujours obéi, son Père lui doit maintenant quelque chose. Sa demande non-dite est celle-là : « Je n’ai jamais désobéi, maintenant tu dois faire les choses comme je veux que tu les fasses. » « Je ne t’ai jamais désobéi, alors j’ai des droits. » Mon père, mon petit père, tu me dois quelque chose. Et on s’aperçoit dans ce moment critique que ce fils ainé qui a toujours tout bien fait extérieurement, ne l’a jamais fait par amour pour son père. Manifestement, le cœur n’y était pas. Il est en fait dans la même rébellion que le fils cadet. Comme lui, il se fiche du père, tout ce qu’il veut ce sont les biens du père. Deux fils perdus.
On pourrait comparer ces deux frères avec Mozart et Salieri. On connait Mozart, enfant prodige et peut-être prodigue, un peu fantasque. Je lisais ceci sur internet au sujet de Mozart : « Durant les dernières années de sa vie, Mozart est souvent malade, et chroniquement endetté, ceci malgré de nombreux succès très bien rétribués, car il mène grand train de vie. » Ça y ressemble un peu, n’est-ce pas ? Dans le film « Amadeus » (Film de Milos Forman, d’après la pièce d’un certain de Peter Shaffer qui est aussi le scénariste du film), on fait connaissance avec Salieri qui fait parfaitement figure de fils ainé. C’est un grand musicien et un homme droit qui dès le départ fait un vœu ou passe un contrat avec Dieu : Seigneur, fais de moi un grand compositeur, permets-moi de célébrer ta gloire à travers la musique ! Rends-moi célèbre dans le monde, rends-moi immortel. En retour je te donne ma chasteté, mon travail, chaque heure de mon temps, je te promets d’aider mon prochain de toutes mes forces » Amen !
Et Salieri fait sa part, il ne touche pas aux femmes, il travaille avec diligence à sa musique, il enseigne la musique gratuitement pour de nombreux artistes, il donne aux pauvres. Sa carrière se porte bien et il pense que Dieu fait aussi sa part du contrat… et arrive Mozart. Mozart qui est de loin plus doué que Salieri, son deuxième prénom est Amadeus, aimé de Dieu. Salieri tombe dans une profonde jalousie envers Mozart. Ce Mozart, ce génie musical est vulgaire, il tombe amoureux des femmes, il est sans religion, il n’a aucun égard à la tradition. Mais malgré tout, il semble touché par la grâce.
Pour Salieri, tout cela est incompréhensible, lui qui a tout sacrifié pour mériter la bénédiction de Dieu, il voit Mozart qui se permet tout et même s’engager dans le mariage et cela sans aucune punition divine. Pour Salieri s’en est trop, lui qui avait choisi la voie de la rectitude morale se retourne contre Dieu, le Père, avec lequel il pensait avoir fait un contrat et il va dire : « A partir de ce moment nous sommes ennemis, toi et moi. »
C’est la crise qui attend les fils ainés qui ont choisi la voie de la rectitude morale ou du mérite et qui s’attendent à ce que Dieu leur renvoie l’ascenseur parce qu’il leur doit bien cela.
Hélas, dans le film Dieu reste désespérément silencieux, mais pas dans l’histoire que Jésus raconte et il sait de quoi il parle, car il est lui, la parole de Dieu. Il incarne par sa vie la parole de Dieu. Jésus raconte que le père va aller à la rencontre de ses deux fils.
C’est l’histoire de deux fils aimés du père
On sait bien que pour le premier, le père l’attend à la porte et lorsque qu’il le voit, « il court vers lui » (v. 20) sans peur du ridicule, alors qu’à l’époque le pater familias ne court pas, ce sont les enfants et les femmes qui courent. Mais ce père-là court pour accueillir son fils qui était perdu et qui rentre. Mais il sort aussi pour son ainé. Alors que la fête commence, le fils ainé refuse de rentrer, et le père l’apprend et il sort pour prendre du temps avec lui. Il l’aime autant que l’autre, il lui redit tout son amour en lui disant qu’il est bien le fils de la maison et que tous ses biens sont pour lui aussi. Et il faut noter que le père sort vers ses fils malgré leur rébellion. Le fils cadet s’est bien moqué de lui en demandant l’héritage alors qu’il n’était pas encore mort. Le fils ainé l’apostrophe sans aucun respect, sans aucun mot d’introduction, comme l’habituel « Père estimé », mais seulement un « Regarde ce que tu as fait. » On sent le mépris le rejet.
Le père sort et va à leur rencontre, à tous les deux. Malgré sa souffrance paternelle, malgré le rejet évident du premier et la rébellion intérieure du deuxième. Il est véritablement le Père Prodigue, celui qui dépense tout pour ses enfants, qui donne tout, qui paie de sa personne et qui prend sur lui (v. 12) : « Le père fit le partage de ses biens entre ses deux fils. » le mot bien traduit le mot bios en grec, le moyen de vie, la vie. Oui, il est le Dieu prodigue, celui qui dépense, le dépensier de son amour.
Il y a bien des points communs entre les deux frères, sauf la fin peut-être. Le fils cadet est revenu chez son père dans la repentance et il retrouve la communion de la maison (symbolisée par la fête), mais nous n’avons pas la fin de l’histoire pour l’ainé : le père lui répond que tous ses biens ont toujours été à sa disposition : « Tout ce qui est à moi a toujours été à toi. » Il l’assure de son amour, de tout l’intérêt qu’il a pour lui, et il justifie la fête pour le frère cadet parce qu’il est parti longtemps et qu’il faut bien l’accueillir. Il était comme mort, il est revenu à la vie. Le père appelle le fils ainé à se réjouir avec lui, à faire la fête sans calcul, sans marchandage. Mais on ne sait pas comment a réagi la fils ainé. Peut-être avait-il besoin de réfléchir un peu, de laisser passer un peu la colère à l’écart de la fête, mais il me semble assez évident que Jésus laisse la réponse du fils ainé en suspens pour son public qui est composé essentiellement de personnes qui ont choisi la rectitude morale comme voie de salut. En laissant la réponse du fils ainé en suspens il leur dit en quelque sorte : et vous comment auriez-vous réagi à la place du fils ainé.
Et nous, comment réagirions-nous dans cette histoire ? Quelles sont les applications pour nous?
– Connaitre sa tendance: Ai-je tendance à partir en live dans la vie, à vivre la grande vie ou suis-je plutôt attiré par les valeurs, les principes, quitte à y être un peu coincé ? Le fils cadet rentre en lui-même et c’est certainement ce que nous avons à faire, rentrer en nous-mêmes, soit dans la détresse d’un parc à cochons ou dans la colère sur la pas d’une porte qui mène à la fête. Se repentir, changer d’histoire et revenir au père…
– Connaitre sa tendance et rester vigilant. Rester vigilant parce que « chassez le naturel et il revient au galop ! » La Bible le dit dans Galates, on peut avoir commencé par l’Esprit et sous la grâce et continuer sans l’Esprit et loin de Dieu. Il est possible de voir des chrétiens revenir à une recherche d’accomplissement personnel débridée comme le fils cadet ou d’autres à une recherche d’une rectitude morale sèche et froide comme le fils ainé. Rester vigilant, et la Bible nous parle de la prière comme étant le lieu de la vigilance.
– Etre témoin de la grâce
Témoin ou ambassadeur, proclamateur dans sa vie et dans ses paroles, être un témoin, même si cela coûte d’être à contre-courant, a fortiori contre deux courants.
De la grâce : pas d’une série de règles, pas d’une série de valeurs même chrétiennes, pas d’une série de dogmes même s’ils peuvent avoir de l’importance, pas d’une nouvelle psychologie de l’accomplissement personnel, pas d’une culture particulière même évangélique, mais de la grâce, le don gratuit de l’amour de Dieu en Jésus-Christ, mort à notre place et ressuscité pour la vie éternelle : « Car c’est par la grâce que nous sommes sauvés par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous c’est un Don de Dieu » Ephesiens 2 : 8.
Oui, être des témoins de la grâce et de la grâce seule. C’est ce que nous voulons être ensemble en tant que communauté aussi. Le parcours Alpha qui débutera mi-mars va tout a fait dans ce sens, dans le sens de la grâce. Une grâce qui est pour toutes les filles et les fils de ce monde, qui sont perdus et retrouvés…